Mazurka et scottish aujourd'hui

Un article de Eric Thézé. Il me parait extrêmement intéressant car il fait sentir la richesse et l'évolution de la musique et de la danse trad-folk actuellement. Même si je ne suis pas d'accord avec tout ce qu'il nous dit, il est particulièrement enrichissant.

A vous de juger :

 

Scottish et mazurka : petites révolutions (5-12 août 2007)

Ces derniers temps j'ai eu l'occasion de danser sur des mazurkas jouées "à l'ancienne". C'est à dire assez rapides, mais surtout qui incitent à sauter. Cela m'a rappelé d'anciennes sensations. Et par association, ces souvenirs se sont associés à ceux des scottish d'alors. J'avais presque complètement oublié ces danses que des amis m'avaient fait découvrir en m'entraînant à jouer avec eux, vers la fin des années 70. Non seulement je me rappelais des danses mais aussi de plusieurs musiques qui allaient avec. Par contraste, sur la durée d'une génération, ce sont de véritables petites révolutions qui ont eu lieu, aussi bien en musique qu'en danse. Pour la mazurka c'est parfaitement clair, et il est pour le moins étrange de voir des musiciens qui s'acharnent à jouer comme c'était avant, quand, de toute évidence, ce qu'était la mazurka n'a plus rien à voir avec ce qu'elle est devenue. Alors que c'était une danse amusante, sans plus (sauf dans le sud-ouest, dont la manière coulée est à l'origine des évolutions qu'elle a connues), c'est devenu une des danses les plus libres et sensuelles, susceptibles de variations et d'improvisations, presque sans fin. Au cours d'une soirée Jean Baron me disait que la mazurka était dansée en Bretagne, mais qu'on la jouait au plus une fois au cours de la soirée. Il reconnaissait aussi que ce qu'on en avait fait était autre chose, de bien plus intéressant à jouer et à danser. La mazurka telle qu'elle était jouée et dansée dans beaucoup d'endroits était une danse assez heurtée, qui rappelle ces fantaisies pour danses de couple, du genre polka des bébés... Les mazurkas d'aujourd'hui n'ont plus rien à voir, lentes ou plus agitées, elles se rapprochent davantage de l'esprit du tango que de la cabriole. On peut vouloir ne pas en jouer, mais il est étrange de le faire d'une façon qui la ravale à son état antérieur.
Il y a eu un embellissement de cette danse et de ses musiques. Ce qui était une forme assez figée, est devenue une des formes les plus ouvertes. Ainsi le ralentissement des tempi permet une certaine forme d'expression, mais il n'est pas devenu un carcan. Certaines mazurkas peuvent ressembler à des slows, mais il y a dans cette danse, dans cette nouvelle danse, bien plus de possibilités. Rien n'empêche de jouer et de danser les mazurkas de façon assez vive. Comme les danseurs de tango aiment danser la milonga. Mais en gardant ce qui permet de la couler, d'improviser. Sans revenir à cette ancienne forme, mais au contraire en suscitant de nouvelles transformations. Pour ma part je joue de plus en plus souvent des mazurkas rapides, qui provoquent des déplacements vifs... et j'imagine qu'il serait très agréable pour les danseurs d'aller encore plus loin dans l'écoute et le jeu avec l'écoute, c'est à dire en n'hésitant pas à faire des suspensions, des arrêts, puis des déplacements rapides... ce qui est suggéré par une mazurka qui est à la fois vive et mouvante. Dans ce cas on est loin de la mazurka premiers pas, dans tous les sens du terme, c'est à dire aussi en ce sens : mazurka qui fait faire les premiers pas vers l'autre. Ce stade de la découverte qui semble avoir scandalisé plusieurs de nos amis puritains (pour le plus grand plaisir de tous d'ailleurs, cela faisait longtemps qu'on n'avait pas eu le plaisir de lire de nouvelles adaptations de Tartuffe), n'épuise pas les possibilités de la mazurka, loin de là, car cette danse permet des improvisations et de l'échange entre partenaires, qui ne se découvre que progressivement, comme un parcours libre à tracer ensemble. Au fur et à mesure des bals, des retrouvailles, on s'aperçoit qu'on danse avec telle ou telle différemment, et nous avons comme différentes mazurkas qui évoluent avec différentes personnes. A chaque fois la musique donne des impulsions particulières qui se réalisent suivant le type de relation qu'on apprend à avoir dans ce couple.

La scottish n'est pas partie du même point que la mazurka. Jouée à l'ancienne elle avait tout de même pour les danseurs une plus grande fluidité. Son évolution s'est faite aussi très tôt, notamment avec certains thèmes comme Esperanza, qui la rapprochait d'une danse sud-américaine. Actuellement la scottish est susceptible de très nombreuses manières, et permet aussi bien les figures que la sensualité, l'amusement et les émotions. Là encore les musiques ont évolué en même temps que les façons de danser. Cela se joue et se danse de plusieurs manières, très différentes. Et on voit bien une progression au fur et à mesure qu'on la pratique. Le plus intéressant est que la scottish est accessible dès les premiers pas des danseurs, et qu'elle reste intéressante après des années de pratique. Idem pour les musiciens, la forme de la scottish est réalisable de façon très simple, tandis que son balancement permet de très nombreuses variantes. Comme pour la mazurka, la scottish permet désormais non seulement de se rencontrer, mais aussi de faire un bout de chemin ensemble. Qu'il s'y mêle des histoires d'amour, tant mieux pour les amoureux, mais le point essentiel est de voir qu'il y a quelque chose de propre à la danse et à la musique, il y a des sensations et une ouverture qui permet d'avoir l'impression de progresser, d'avancer en tout cas, et ce quels que soient les éventuels sentiments amoureux ou les désirs.

Combien de fois a-t-on entrendu que, dans le bal folk, les danses traditionnelles étaient dénaturées? Eh bien il faudrait dire aussi que dans le bal folk, musiciens et danseurs sont en train d'inventer des formes nouvelles, subtiles, variables et cependant transmissibles, avec des tentatives multiples d'améliorations, de changements, dont certaines réussissent à s'imposer, et d'autres disparaissent. C'est un creuset d'inventions dans lequel des formes anciennes se transfigurent, pour devenir quelque chose qui me semble de l'ordre de la culture populaire, produit par une communauté, qui se reconnait dans ses pratiques et s'en réjouit. La différence avec ce que c'était autrefois? Nos communautés n'ont plus les mêmes attentes. Communauté d'élection, librement choisie, et non imposée par la naissance, elle est faite de personnes qui aspirent à leur propre développement. C'est pourquoi nos danses nouvelles sont évolutives, accessibles dès les premiers pas, et variables presque à l'infini, non seulement par des figures, mais surtout par des manières de danser propres à chaque couple, comme à des manières de jouer propres à chaque musicien.

Il est remarquable que tout un chacun dans notre société passe à côté de ces petites révolutions culturelles, sans s'en apercevoir. Les musiques et danses traditionnelles sont généralement maltraitées, peu ou pas subventionnées, à peu près ignorées par les médias... et le peu de crédit qui, parfois, leur est accordé, va tout entier dans les formes les plus institutionnelles et en réalité savantes. On se réunit pour entendre tel ou tel fameux collecteur raconter ce qu'il a vu et enregistré, on lui permet même d'écrire et de publier un peu, et voilà bien le maximum de ce qu'un tel domaine peut espérer. Mais ceux qui font vivre la culture populaire d'inspiration traditionnelle? Ceux-là : rien. Leur festivals sont les parents pauvres des pratiques culturelles. Soutenus par aucune institution, ils sont pourtant ceux qui font vivre des formes nouvelles. Où se trouve aujourd'hui l'invention? dans les espaces de musiques contemporaines? dans ceux dédiés au jazz? Non. Et même les musiciens de jazz semblent tout à coup avoir un peu plus à dire quand ils viennent jouer avec des musiciens d'inspirations traditionnelles. Car on rencontre là des personnes qui pratiquent certaines formes simples, en nombre limité, et les font évoluer de façon lente mais décisive, en leur imprimant leur personnalité en même temps que les particularités de la communauté dans laquelle ils évoluent. Certains musiciens traditionnels invitent des musiciens de jazz en espérant bénéficier de leur virtuosité et mettre ainsi en valeur leur musique. Il est à espérer que nous sachions voir que le cadeau est à tout le moins réciproque et que les musiques d'inspirations traidtionnelles offrent aux improvisateurs un espace original, fortement personnalisé, dans lequel il est possible de jouer aussi simplement qu'on pourrait chanter ou raconter une histoire.
De la même façon les danseurs ont cette chance de trouver dans des musiques faites avec eux et pour eux, des impulsions pour inventer leur propre danse. Mais toutes ces sources d'inventions ont une origine commune, et même communautaire. Si je suis persuadé que ce qu'il y a de réellement créatif dans nos régions se situe dans la sphère des danses et musiques traditionnelles, c'est que c'est un des rares domaines où une communauté s'est formée et se développe. Partout ailleurs nous assistons à la perte du sentiment communautaire, contre lequel, en réaction, se forment des groupes plus ou moins clos, repliés sur eux-mêmes. Mais dans ce domaine, et depuis plus de vingt ans, c'est l'inverse qui se produit. Des lieux de rencontres s'ouvrent et se développent, le plus souvent sous la forme de festivals, et ceux qui s'y retrouvent le font à la façon d'une réunion de famille, famille éloignée, éclatée, ou comme on voudra le dire, mais famille d'élection. Tout s'y passe comme si nous trouvions dans différents lieux les membres d'une même communauté qui ensemble produit ses formes d'expressions. Les musiciens ne sont pas plus influents que les danseurs, en ce sens que ceux-ci imposent largement aux musiciens ce qu'ils veulent danser, et non seulement un répertoire, mais des manières de jouer compatibles avec leurs désirs. Si bien que ce qui se fait jour est une création communautaire. Les musiciens qui ont le plus de succès sont ceux qui, danseurs eux-mêmes, jouent les attentes des danseurs, et d'abord les attentes secrètes des danseurs, ce que les danseurs ne savaient même pas vouloir. Quelles attentes? celles qui précisément forment le ciment de la communauté. A certains moments nos braves censeurs puristes se sont élevés contre certaines façons trop proches de danser. Mais le point n'était pas de danser proches ou éloignés, c'était de trouver dans certaines manières de danser l'affirmation de sa propre personnalité dans un groupe. Certaines musiques à danser suscitaient ce genre de rassemblement : chacun dansait comme il le souhaitait, et cependant tous avaient une façon commune de danser. Et les musiciens avaient exactement la même sensation, de jouer comme ils en avaient envie, simplement en regardant les danseurs, comme si les danseurs leur donnaient ce qu'ils désiraient jouer. Ceci n'est pas qu'affaire de sensation, cela influe sur les oeuvres. On ne joue plus de la même manière, on ne danse plus de la même manière, et les transformations sont arrivées sans que personne ne l'ait orchestré. Cela s'est fait de soi-même, par la collectivité des danseurs et des musiciens qui reconnaissent dans ces nouvelles manières la marque de leur appartenance à une communauté vivante.
Quand on écoute et regarde les nouvelles scottish, les nouvelles mazurkas... on ne peut que sentir cette émergence de formes et d'échanges. Je vois peu de transformations aussi créatives ici et maintenant.

 

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